Chapitre 4
LONGTEMPS APRÈS LE COUCHER DE LA LUNE
1
Il chevaucha sans trêve pendant presque deux heures, allant et venant le long de ce qu’elle appelait l’Aplomb, ne poussant jamais Flash au-delà du trot, bien qu’il n’eût qu’une envie : galoper sous les étoiles jusqu’à se refroidir un peu les sangs.
Ils se refroidiront à foison si tu recentres ton attention sur toi-même, songea-t-il, et tu n’auras même pas à te charger de la besogne, selon toute apparence. Les imbéciles sont les seuls sur terre à pouvoir absolument compter récolter ce qu’ils méritent. Ce vieux dicton lui remit en tête l’homme au visage couturé de cicatrices et aux jambes arquées qui avait été de loin son meilleur instructeur, et il sourit.
Il finit par engager son cheval sur une pente menant à un embryon de ruisseau qui coulait là et dont il remonta le cours sur presque une lieue (dépassant plusieurs troupes de chevaux qui observèrent Flash avec une surprise mitigée de leurs yeux endormis et voilés d’une taie) jusqu’à une saulaie. À l’intérieur du bosquet, un cheval hennit doucement. Flash hennit en retour, frappant du sabot et agitant la tête de haut en bas.
Son cavalier, baissant la sienne pour éviter au passage les frondaisons des saules, se retrouva soudain nez à nez avec une face de carême non humaine, dont la partie supérieure était avalée par d’immenses yeux noirs sans pupilles.
Il plongea la main vers ses revolvers – c’était la troisième fois, ce soir – pour constater, une troisième fois, leur absence. Peu importait, d’ailleurs, car il venait de reconnaître ce qui pendouillait au bout d’une ficelle devant ses yeux : ce stupide crâne de corneille.
Celui qui disait s’appeler Arthur Heath l’avait détaché de sa selle (cela l’amusait de surnommer le crâne ainsi perché leur vigie « moche comme une vieille peau, mais ne coûtant rien à nourrir »), et suspendu là en guise de blague de bienvenue. Lui et ses plaisanteries ! Le maître de Flash l’écarta violemment du plat de la main, assez pour rompre la ficelle et faire voler le crâne au loin dans le noir.
— Fi, Roland, dit une voix sortant de l’ombre.
Elle était pleine de reproches, mais le rire bouillonnait juste en dessous… comme toujours. Cuthbert était son plus vieil ami – ils s’étaient fait les dents sur les mêmes jouets qui en avaient gardé la marque – mais, à maints égards, Roland ne l’avait jamais compris. Cela ne tenait pas seulement à son rire ; en ce jour déjà lointain où l’on avait pendu Hax, le maître queux du palais, pour traîtrise sur la Colline des Potences, Cuthbert avait été tenaillé par la terreur et le remords. Il avait déclaré à Roland qu’il ne pourrait ni assister au supplice ni simplement regarder… pour finir par passer outre. Parce que ni les blagues stupides ni la sensibilité à fleur de peau ne résumaient la vraie nature de Cuthbert Allgood.
Au moment où Roland pénétra au centre du bosquet, une forme sombre se détacha de l’arbre derrière lequel elle se tenait. À mi-chemin de la clairière, elle se résorba en un garçon élancé aux hanches étroites, vêtu d’un jean, torse et pieds nus. L’une de ses mains était armée d’un énorme – et antique – revolver, qu’on appelait parfois tonnelet de bière à cause de la taille de son barillet.
— Fi, répéta Cuthbert, comme s’il aimait le son de cette interjection, archaïque même dans des recoins oubliés comme Mejis. Voilà une jolie façon de traiter celui qui monte la garde que de souffleter sa triste et hâve figure à lui expédier la mâchoire au diable Vauvert !
— Si j’avais été armé, je l’aurais réduit en miettes en réveillant la moitié de la contrée.
— Je savais que tu ne serais pas allé te balader avec ton ceinturon, répondit doucement Cuthbert. Tu as beau avoir piètre allure, Roland, fils de Steven, tu n’es pas né de la dernière pluie, même si tu approches l’âge canonique de quinze ans.
— Je croyais qu’on s’était mis d’accord d’utiliser les noms sous lesquels nous voyageons. Même entre nous.
Cuthbert, plantant son talon nu dans le gazon, effectua un salut énergique, bras tendus et poignets cassés – imitation inspirée d’un courtisan qui borne là sa carrière. Il ressemblait beaucoup aussi à un héron des marais et Roland ne put retenir un bref éclat de rire. Puis il porta la saignée de son poignet gauche à son front, pour vérifier s’il avait la fièvre. Il avait beau se sentir la tête en feu, les dieux le savaient, sa peau était fraîche.
— J’implore ton pardon, pistolero, dit Cuthbert, les yeux et les mains toujours tournés en signe d’humilité vers le sol.
Le sourire mourut sur les lèvres de Roland.
— Ne m’appelle plus ainsi, Cuthbert, je t’en prie. Ni ici ni nulle part ailleurs. Pas si tu as de l’estime pour moi.
Cuthbert changea sur-le-champ d’attitude et s’approcha vivement de Roland, encore à cheval. Son air humble n’avait pas l’air feint.
— Roland… Will… pardon.
Roland lui tapa sur l’épaule.
— Il n’y a pas de mal à ça. Souviens-t’en dorénavant. Mejis a beau être au bout du monde… c’est encore le monde. Où est Alain ?
— Tu veux dire, Dick ? Où crois-tu qu’il soit ?
Cuthbert tendit la main vers l’autre côté de la clairière. Où une forme sombre était tassée et, au choix, ronflait à tue-tête ou s’étouffait lentement dans son sommeil.
— Celui-là, fit Cuthbert, il trouverait le moyen de roupiller en plein tremblement de terre.
— Mais toi, tu m’as entendu venir. Ça t’a réveillé.
— Oui, dit Cuthbert.
Il fouilla du regard le visage de Roland avec une intensité qui mit ce dernier un peu mal à l’aise.
— Il t’est arrivé quelque chose ? Tu as l’air différent.
— Vraiment ?
— Oui. Tout excité. Comme si un courant d’air t’avait balayé.
S’il devait parler de Susan à Cuthbert, le moment était venu. Il décida sans y réfléchir autrement (il prenait la plupart de ses décisions, et à coup sûr les meilleures d’entre elles, de la même façon) de ne rien lui dire. S’il la rencontrait à la Maison du Maire, aux yeux de Cuthbert et d’Alain, ce serait pour la première fois. Quel mal y aurait-il à cela ?
— J’ai pris un bon bol d’air, pour ça oui, dit-il, en mettant pied à terre et en se penchant pour défaire les sangles de sa selle. Et j’ai vu aussi des choses fort intéressantes.
— Ah bon ? Parle donc, compagnon du très cher occupant de ma poitrine.
— Ça attendra jusqu’à demain, je crois, quand notre ours là-bas ne sera plus en hibernation. Ainsi, je ne le redirai pas une deuxième fois. En outre, je suis épuisé. Je te dirai cependant quelque chose : il y a trop de chevaux dans la contrée, même pour une Baronnie dont la réputation repose sur eux. Beaucoup trop.
Avant que Cuthbert ait pu formuler une simple question, Roland avait retiré la selle du dos de Flash et l’avait déposée près de trois petites cages d’osier qui, attachées ensemble par une lanière de cuir, pouvaient être facilement assujetties sur le dos d’un cheval. À l’intérieur, trois pigeons au cou cerclé de blanc roucoulaient de façon assoupie. L’un d’eux sortit la tête de ses plumes, cligna de l’œil en voyant Roland avant de la refourrer sous son aile.
— Nos petits amis vont bien ? demanda Roland.
— Très bien. Ils picorent et chient à tout va dans la paille de leur litière. En ce qui les concerne, ils sont en vacances. Qu’est-ce que tu comptes…
— Demain, le coupa Roland.
Sur ce, Cuthbert, voyant qu’il n’en tirerait rien de plus, se contenta d’opiner avant de se mettre en quête de sa vigie tout en os.
Vingt minutes plus tard, Flash, désharnaché, bouchonné et mis à paître auprès de Peau de Daim et de Pot de Colle (Cuthbert ne pouvait pas nommer son cheval comme quelqu’un de normal l’aurait fait), Roland s’étendit dans son sac de couchage, contemplant au ciel les étoiles tardives. Si Cuthbert s’était rendormi aussi facilement qu’il s’était réveillé au bruit des sabots de Flash, Roland n’avait jamais eu aussi peu sommeil de sa vie.
Son esprit revint un mois en arrière, à la chambre de la putain, à son père assis sur la couche de la putain, le regardant se rhabiller. Les mots que son père avait prononcés – Je sais tout depuis deux ans – avaient résonné dans la tête de Roland comme un coup de gong. Il se doutait qu’ils risquaient de le faire pendant le reste de son existence.
Mais son père avait eu beaucoup à dire. Au sujet de Marten. De la mère de Roland contre laquelle on avait peut-être plus péché qu’elle n’était pécheresse. Des écumeurs qui se prétendaient patriotes. Et de John Farson, qui s’était trouvé en effet en Cressie, mais qui en était parti à présent – évaporé d’une façon qui n’appartenait qu’à lui, comme de la fumée dissipée par une bourrasque. Avant leur départ, lui et ses hommes n’en avaient pas moins réduit Indrie, siège de la Baronnie, en cendres ou tout comme. Des centaines d’habitants avaient péri massacrés et il n’y avait peut-être rien d’étonnant à ce que la Cressie ait répudié l’Affiliation depuis, se prononçant en faveur de l’Homme de Bien. Le Gouverneur de la Baronnie, Maire d’Indrie, et le Haut Shérif avaient tous deux fini la journée du début de l’été qui avait conclu la visite de Farson, avec leurs têtes ornant les murailles de la ville. Ce qui était, avait conclu Steven Deschain, « une politique des plus persuasives ».
Il s’agissait d’une partie de Castels où les deux armées, après avoir quitté l’abri de leurs Buttes respectives, avaient commencé leurs manœuvres finales, avait dit le père de Roland ; et comme c’était souvent le cas lors des soulèvements populaires, le jeu était susceptible de se terminer avant que nombre d’habitants des Baronnies de l’Entre-Deux-Mondes n’aient commencé à comprendre que John Farson représentait une menace sérieuse… ou bien si vous étiez de ceux qui adhéraient à sa vision démocratique qui mettrait fin à ce qu’il qualifiait « de mixte d’esclavage de classes et d’antiques contes de fées », qu’il représentait un sérieux facteur de changement.
Son père et son petit ka-tet de pistoleros, Roland fut stupéfait de l’apprendre, se souciaient fort peu de Farson – que ce soit sous l’un ou l’autre de ces éclairages ; ils le considéraient comme de la gnognote. Considéraient l’Affiliation elle-même comme de la gnognote, si on en venait là.
Je vais t’envoyer au loin, avait dit Steven, assis donc sur le lit, fixant d’un œil sombre son fils unique, le seul à avoir survécu. Il ne reste plus aucun endroit vraiment sûr dans l’Entre-Deux-Mondes, si ce n’est la Baronnie de Mejis au bord de la Mer Limpide qui présente une relative sécurité, autant que cela soit permis par les temps qui courent… donc, c’est là que tu te rendras, avec au moins deux de tes amis. Alain, je suppose, sera l’un d’eux. Pour l’autre, évite de choisir le plaisantin, je t’en conjure. Tu serais mieux loti avec un chien à l’aboiement facile.
Roland qui, n’importe quel autre jour de sa vie, aurait été transporté de joie à la perspective de voir un peu du vaste monde, avait vivement protesté. Si l’ultime affrontement avec les forces de l’Homme de Bien approchait, il souhaitait y prendre part aux côtés de son père. Il était un pistolero après tout, dorénavant, même s’il n’était encore qu’un apprenti en la matière, et…
Son père avait lentement fait non de la tête de façon emphatique. Non, Roland. Tu ne comprends pas. Cependant, tu comprendras ; tant bien que mal tu comprendras.
Plus tard, ils avaient tous deux arpenté les hauts remparts qui dominaient la dernière cité habitée de l’Entre-Deux-Mondes – Gilead la verte, magnifique au soleil levant, avec ses oriflammes claquant au vent du matin, ses marchands déambulant dans les rues du Vieux Quartier et les chevaux trottant sur les allées cavalières qui rayonnaient à partir du palais, centre et cœur de toute chose. Son père lui en avait confié davantage (mais pas tout) et Roland en avait compris davantage (pas tout, loin s’en fallait – mais son père lui aussi était loin de tout comprendre). La Tour Sombre n’avait été mentionnée ni par l’un ni par l’autre, mais elle pesait déjà sur l’esprit de Roland, possibilité semblable à une nuée d’orage au fin fond de l’horizon.
La Tour était-elle vraiment la clé de tout ? Et pas l’écumeur se haussant du col avec ses rêves de domination de l’Entre-Deux-Mondes, ni le magicien qui avait ensorcelé sa mère, non plus que le cristal que Steven et sa bande avaient espéré découvrir en Cressie… mais la Tour Sombre ?
Il n’avait pas posé la question.
Il n’avait pas osé la poser.
Il changea de position dans son sac de couchage et ferma les yeux. Il revit aussitôt le visage de la jeune fille, sentit à nouveau ses lèvres se pressant fermement sur les siennes et le parfum de sa peau. Il fut immédiatement en feu du sommet de la tête au bas de l’échine, et gelé de là jusqu’au bout des orteils. Puis il se souvint d’avoir entraperçu ses cuisses le temps d’un éclair, au moment où elle se laissait glisser le long du flanc de Flash (et aussi de l’éclat de ses dessous sous sa robe brièvement retroussée). En lui, le froid et le chaud changèrent alors de place.
La putain avait bien voulu lui prendre son pucelage, mais pas l’embrasser ; elle avait détourné la tête quand il avait essayé. Elle lui avait permis de faire tout ce qu’il voulait d’autre, sauf ça. Sur le moment, il avait été amèrement déçu. Aujourd’hui, il s’en félicitait.
Il repassa en revue dans son esprit adolescent, à la fois clair et sans repos, sa tresse qui lui tombait dans le dos jusqu’à la taille, les douces fossettes qu’avait creusées son sourire au coin de ses lèvres, les intonations de sa voix, sa façon démodée de dire « si fait, nenni, et pa ». Il retrouva la sensation de ses mains prenant appui sur ses épaules tandis qu’elle se tendait vers lui pour l’embrasser et songea qu’il donnerait tout ce qu’il possédait pour sentir à nouveau le contact de ces mains-là, si léger et si ferme à la fois. Et de sa bouche sur la sienne. C’était une bouche, devinait-il, peu experte dans l’art du baiser, mais un peu plus que la sienne propre.
Prends garde, Roland – ne laisse pas tes sentiments pour cette fille bousculer tout le reste. De toute façon, elle n’est pas libre – elle te l’a laissé entendre. Elle n’est pas mariée, mais promise de quelque autre manière.
Roland était loin d’être à l’époque l’individu implacable qu’il deviendrait par la suite, mais les ferments de cette inflexibilité existaient déjà en lui – petites graines dures comme la pierre qui, en temps voulu, donneraient des arbres profondément enracinés… portant des fruits amers. L’une de ces graines se fendit à cette heure, dardant sa première pousse effilée comme une lame.
Ce qui a été dit peut être dédit et ce qui a été fait, défait. Rien n’est sûr, mais… je la veux.
Oui. C’était la seule chose qu’il savait avec certitude, la connaissant aussi bien que le visage de son père : il la voulait. Pas comme il avait voulu la putain quand, couchée sur le lit, les jambes écartées, elle l’avait fixé de ses yeux mi-clos, mais aussi naturellement qu’il lui fallait apaiser sa faim ou étancher sa soif. Aussi fort, supposait-il, qu’il désirait traîner le corps de Marten dans la poussière derrière son cheval le long de la Grand-Route de Gilead, pour faire payer au magicien ce qu’il avait fait à sa mère.
Il la voulait ; il voulait cette fille ; il voulait Susan.
Roland se retourna de l’autre côté, ferma les yeux et s’endormit. Son sommeil fut léger, éclairé par les rêves crûment poétiques propres aux adolescents, rêves où attraction sexuelle et sentiment amoureux se confondent avec des résonances d’une puissance qu’ils n’auront plus jamais. Dans ces visions avides d’elle, Susan Delgado posait ses mains sur les épaules de Roland encore et encore, embrassait sa bouche encore et encore, lui répétait encore et encore de venir à elle pour la première fois, d’être avec elle pour la première fois, de la voir pour la première fois, de très bien, très bien la voir.
2
À deux lieues et quelques de l’endroit où Roland dormait en faisant de beaux rêves, Susan Delgado, depuis son lit, regardait par la fenêtre le Vieil Astre pâlir de plus en plus à l’approche de l’aube. Elle n’avait pas davantage sommeil à présent qu’au moment de son coucher ; elle sentait un élancement entre ses cuisses, là où la vieille l’avait touchée. C’était dérangeant mais plus trop désagréable, car elle associait maintenant le phénomène au garçon rencontré sur la route et qu’elle avait embrassé sous les étoiles si spontanément. Chaque fois qu’elle remuait les jambes, l’élancement s’embrasait en une brève et bienfaisante douleur.
À son retour à la maison, Tante Cord (qui se serait mise au lit une heure plus tôt, un soir ordinaire) l’attendait dans son fauteuil à bascule près de la cheminée – où aucun feu ne brûlait dans l’âtre proprement balayé de ses cendres, à cette époque de l’année –, une poignée de dentelle sur les genoux, écumeuse comme la crête d’une vague contre sa vieille robe noire démodée. Elle la liserait à une vitesse qui paraissait presque surnaturelle à Susan – et n’avait point levé les yeux quand la porte s’était ouverte et que sa nièce était entrée dans un tourbillon de brise.
— Je vous attendais une heure plus tôt, dit Tante Cord, avant d’ajouter, bien que son ton ne trahît rien de semblable : « Je commençais à m’inquiéter. »
— Si fait ? se contenta de dire Susan.
Elle songea que, n’importe quel autre soir, elle aurait bafouillé l’une de ses excuses qui sonnaient toujours comme un mensonge à ses propres oreilles – tel était l’effet que Tante Cord produisait sur elle depuis toujours –, mais ce soir n’était pas comme les autres. Jamais de sa vie, elle n’avait connu de soirée comparable. Elle découvrit qu’elle n’arrivait point à se tirer Will Dearborn de la tête.
Tante Cord avait alors daigné lever les yeux, ses yeux rapprochés, en vrille, vifs et inquisiteurs, au-dessus de l’arête étroite de son nez. Certaines choses n’avaient pas bougé depuis que Susan s’était mise en route pour le Cöos ; et elle avait pu sentir une fois encore le regard de sa tante balayer son visage et son corps, comme un plumeau aux pennes hérissées.
— Qu’est-ce qui vous a retenue si longtemps ? avait demandé Tante Cord. Y a-t-il eu un problème ?
— Pas le moindre, avait répondu Susan qui se remémora, un instant, comment la sorcière se tenant près d’elle sur le seuil de sa masure avait lissé sa tresse de son poing déformé, négligemment serré. Elle se souvint de son désir de partir et d’avoir demandé à Rhéa si elle en avait fini avec elle.
Peut-être qu’il reste encore un tout petit rien… avait dit la vieille… du moins Susan le croyait-elle. Mais quel tout petit rien ? Impossible pour elle de se le rappeler. Était-ce vraiment si important ? Elle serait coupée de Rhéa jusqu’à ce que son ventre commence à s’arrondir de l’enfant de Thorin… et si l’on ne pouvait faire de bébé avant la Nuit de la Moisson, elle ne retournerait point sur le Cöos avant la fin de l’hiver, au plus tôt. Un siècle ! Et même au-delà, si elle était lente à devenir grosse…
— Je suis rentrée sans me presser, ma tante. C’est tout.
— Alors d’où vous vient cette physionomie ? avait demandé Tante Cord, tricotant ses maigres sourcils vers le pli vertical qui creusait son front.
— Quelle physionomie ? avait rétorqué Susan, ôtant son tablier dont elle noua les cordons avant de le suspendre au crochet derrière la porte de la cuisine.
— Colorée et crémeuse comme du lait qu’on vient de traire.
Elle avait failli éclater de rire. Tante Cord, qui connaissait aussi peu les hommes que Susan les étoiles et les planètes, avait mis dans le mille. Colorée et crémeuse, exactement la sensation qu’elle avait.
— L’air de la nuit, sans doute, avait-elle répondu. J’ai aperçu un météore, ma tante. Et entendu la tramée. Le son était fort, ce soir.
— Si fait ? dit sa tante distraitement, avant de revenir au sujet qui lui tenait à cœur.
— Ça vous a fait mal ?
— Un peu.
— Avez-vous pleuré ?
Susan fit non de la tête.
— Bien. Vaut mieux point. C’est toujours mieux. Elle aime quand on pleure, m’a-t-on dit. Maintenant, dites-moi, Sue – vous a-t-elle donné quelque chose, cette vieille chatte ?
— Si fait, dit-elle, plongeant la main dans sa poche et en sortant le papier où on lisait :
Elle le tendit à sa tante qui le lui arracha d’un air avide. Cordélia avait été tout sucre tout miel depuis un mois environ, mais à présent qu’elle avait eu ce qu’elle voulait (maintenant que Susan s’était trop avancée et avait trop promis pour se raviser), elle était redevenue la femme aigrie, sourcilleuse et prompte au soupçon auprès de laquelle Susan avait grandi ; celle chez qui son frère flegmatique, adepte du « laissons la vie aller comme bon lui semble », avait provoqué des crises de rage quasi hebdomadaires. En un sens, c’était un soulagement. Ça avait été éprouvant pour les nerfs que de voir Tante Cord jouer les Tatie Gâteau, jour après jour.
— Si fait, si fait, c’est bien sa marque, avait dit sa tante, laissant courir ses doigts au bas de la feuille. Certains racontent qu’elle représente le sabot d’un démon, mais qu’est-ce que cela nous fait à nous, hein, Sue ? Toute horrible et méchante créature qu’elle soit, elle a permis aux deux pauvres femmes que nous sommes de tenir leur place dans le monde un peu plus longtemps. Et vous n’aurez besoin de la revoir qu’une seule fois, probablement vers le Terme de l’Année, quand vous aurez été prise comme il faut.
— Ce sera plus tard que ça, lui avait dit Susan. Je ne dois pas coucher avec lui avant que la Lune du Démon ne soit pleine. Une fois passés la Fête de la Moisson et le feu de joie.
Tante Cord l’avait fixée, ouvrant de grands yeux, bouche bée.
— A-t-elle dit pareille chose ?
Me traiteriez-vous de menteuse, Tantine ? avait-elle songé avec une âpreté qui ne lui ressemblait guère ; en règle générale, elle était d’un tempérament proche de celui de son père.
— Si fait.
— Mais pourquoi ? Pourquoi attendre si longtemps ?
Tante Cord était à la fois agacée et déçue – ça sautait aux yeux. Elle avait récolté jusqu’ici huit pièces d’argent et quatre d’or dans cette affaire ; elles étaient rangées là – où que ce fût – où Tante Cord amassait son pécule comme un écureuil ses noisettes (Susan soupçonnait que cela devait faire un joli magot, même si Cordélia aimait faire étalage de sa pauvreté à la moindre occasion) et au moins le double de ce montant lui était encore dû… ou le serait, dès que le drap taché de sang serait envoyé à la blanchisseuse de la Maison du Maire. La même somme serait encore versée quand Rhéa aurait confirmé le bébé et l’honnêteté du bébé. Un total rondelet, tout bien considéré. Énorme, pour une petite bourgade comme celle-ci et de petites gens comme elles. Alors apprendre que le paiement serait repoussé aussi loin…
Susan avait ensuite commis un péché, dont elle avait fait pénitence par une prière (quoique sans grand enthousiasme) avant de se mettre au lit : la mine frustrée, comme trompée, de Tante Cord l’avait réjouie au plus haut point – la mine même de l’avarice contrariée.
— Pourquoi si longtemps ? répéta-t-elle.
— Vous pourriez aller sur le Cöos le lui demander.
Cordélia Delgado avait pincé si fort ses lèvres, déjà minces de nature, qu’elle parut soudain en être dépourvue.
— Vous moquez-vous, mamzelle ? Joueriez-vous à l’effrontée avec moi ?
— Oh non, je suis bien trop lasse pour me moquer de quiconque. Je n’ai qu’une envie, me laver – je sens encore ses mains sur moi – et aller me coucher.
— Alors faites. Peut-être demain matin pourrons-nous reparler de tout ça, de façon plus convenable, en gentes dames. Et il nous faudra aller voir Hart, bien entendu.
Semblant enchantée par cette perspective, elle replia le papier que Rhéa avait confié à Susan et s’apprêtait à l’empocher.
— Non, fit Susan, d’un ton d’une sécheresse inhabituelle qui suffit à stopper le geste de sa tante en plein élan.
Cordélia l’avait considérée, franchement effrayée. Susan s’était sentie un peu embarrassée par ce regard, mais n’avait pas baissé les yeux. Et, quand elle tendit la main, ce fut sans trembler.
— C’est moi qui dois le conserver, ma tante.
— Qui vous a dit de me parler ainsi ? s’était récriée Tante Cord, geignant sous l’outrage.
Cela devait confiner au blasphème, songea Susan, mais un instant l’intonation de sa tante lui avait rappelé le son de la tramée.
— Qui vous a dit de parler ainsi à la femme qui a élevé une orpheline de mère ? À la sœur de feu le père de cette même orpheline ?
— Vous savez très bien qui, avait répondu Susan, la main toujours tendue vers le papier. Je dois le garder et le remettre au Maire Thorin. Elle m’a dit peu importe ce qu’il en adviendrait alors, il peut s’en torcher le cul si jamais ça lui chante (la rougeur qui empourpra à ces mots le visage de sa tante avait été hautement jouissive), mais jusque-là, il doit rester en ma possession.
— Je n’ai jamais entendu la pareille, avait rétorqué Tante Cord, vexée… qui lui rendit néanmoins le morceau de papier noirci. Confier la garde d’un document aussi important à un tout petit brin de fille !
Mais point si petit brin que ça pour être la gueuse de Thorin, hein ? Pour qu’il se couche sur moi, que j’entende craquer ses os, que je reçoive sa semence et que je porte peut-être son enfant.
Elle avait baissé les yeux, tout en remettant le papier dans sa poche, pour éviter que Tante Cord n’y lise le ressentiment qui les animait.
— Montez donc, avait dit Tante Cord, transférant d’un revers de main la dentelle mousseuse de ses genoux dans son panier à ouvrage, où elle s’entassa dans un désordre inaccoutumé. Et quand vous ferez votre toilette, lavez-vous la bouche avec un soin particulier pour bien la nettoyer de son impudence et de son irrespect envers ceux qui ont beaucoup sacrifié par amour de sa propriétaire.
Susan s’était retirée en silence, ravalant une foultitude de ripostes, et avait gravi l’escalier comme elle l’avait si souvent fait, tremblant de honte et de rancœur mêlées.
Elle était donc dans son lit pour l’heure, toujours éveillée tandis que les étoiles pâlissaient au ciel que des nuances plus claires commençaient à colorer. Les événements de la soirée défilaient dans sa tête en une sorte de brouillard fantastique, comme un jeu de cartes qu’on mélangeait – ce qui lui revenait avec le plus d’insistance étant le visage de Will Dearborn. Elle songeait combien ses traits pouvaient être durs à certain moment et s’adoucir à l’improviste l’instant d’après. Ce visage-là était-il beau ? Si fait, pensait-elle. Pour elle, elle savait qu’il l’était.
Je n’ai jamais prié une jeune fille de chevaucher en ma compagnie ni d’accepter que je lui rende visite. Je vous le demande à vous, Susan, fille de Patrick.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi faut-il que je l’aie rencontré maintenant, quand rien de bon ne peut en sortir !
Si c’est le ka, il viendra en coup de vent, comme un cyclone.
Elle se tournait et retournait dans son lit, puis finit par rouler sur le dos à nouveau. Le sommeil ne viendrait plus cette nuit, ou ce qu’il en restait, songeait-elle. Autant vaudrait qu’elle aille sur l’Aplomb assister au lever du soleil.
Elle demeura couchée cependant, se sentant mal et bien à la fois, à scruter les ombres et à écouter les premières trilles des oiseaux du matin, à se rappeler le contact délicat de la bouche de Will sur la sienne dont elle avait senti les dents sous ses lèvres, à se souvenir de l’odeur de sa peau et de la texture rugueuse de sa chemise sous ses paumes.
Ces mêmes paumes dont elle emprisonnait à présent ses seins à travers sa chemise de nuit. Le bout en était dur, tels de petits cailloux. Et quand elle les effleura, elle connut une poussée d’excitation réclamant son dû entre ses cuisses.
Elle parviendrait à s’endormir, se dit-elle. Elle y arriverait, si elle apaisait cet échauffement. Si seulement elle savait comment.
Mais elle le savait. La vieille le lui avait montré. Point n’est besoin à une fille encore intacte de se refuser un petit frisson par-ci par-là… un vrai petit bourgeon de soie, si fait.
Susan prit ses aises et enfouit une main sous le drap. Elle chassa de son esprit les yeux luisants et les joues creuses de la sorcière – ce n’était pas si difficile, une fois la décision prise, découvrit-elle – et les remplaça par le visage du garçon monté sur le grand cheval hongre et coiffé de ce ridicule chapeau plat. Un instant, cette image devint si nette et si douce qu’elle en parut réelle et le reste de sa vie, un rêve sans relief. Dans cette vision, il l’embrassait sans fin à pleine bouche, leurs langues se touchant, elle inhalant ce que lui exhalait.
Elle était en feu. Brûlante telle une torche dans son lit. Et quand le soleil surgit enfin au-dessus de l’horizon, très peu de temps après, elle dormait profondément, un léger sourire aux lèvres ; ses cheveux dénoués, qui lui cachaient la moitié du visage, se répandaient sur l’oreiller comme de l’or liquide.
3
Une heure avant l’aube, la salle du Repos des Voyageurs jouissait comme jamais du calme retrouvé. L’éclairage au gaz qui, la plupart des soirs, transformait le lustre en un joyau brillant de mille feux jusqu’aux alentours de deux heures du matin, était baissé et n’offrait plus que de faiblards petits points bleus. La salle haute de plafond, tout en longueur, plongée dans la pénombre, avait quelque chose de spectral.
Dans un coin s’entassait un amas de petit bois – débris de chaises fracassées dans une bagarre autour d’une partie de Surveille-Moi (et dont les combattants occupaient en ce moment même la cellule des ivrognes du Haut Shérif). Dans un autre coin se figeait une mare assez conséquente de vomi. Sur l’estrade, à l’extrémité est de la salle, se dressait un piano en piteux état ; appuyée contre le banc, on voyait la massue en bois de fer, propriété de Barkie, videur du saloon et dur à cuire des environs. Barkie en personne, le mont dénudé de sa panse couturée débordant de la ceinture de son pantalon de velours, telle une brioche prête à passer au four, gisait sous le banc où il ronflait comme un perdu. Il tenait encore une carte à la main : le deux de carreau.
Les tables à jeu se trouvaient à l’extrémité ouest. Deux ivrognes étaient affalés sur la feutrine verte de l’une d’elles, ronflant et bavant, bras étendus, leurs doigts se touchant. Au-dessus de leurs têtes, sur le mur, on voyait un portrait équestre d’Arthur l’Aîné, le Grand Roi d’Eld, sur son cheval blanc, et un écriteau où l’on pouvait lire (en un curieux mélange de Haut Parler et Bas Parler) : NE RENAKLE POINT DEVANT TA DONNE AUX CARTES OU DANS LA VIE.
Derrière le bar, qui courait sur toute la longueur de la salle, trônait un monstrueux trophée de chasse : un élan à deux têtes, nanti d’une double paire d’yeux menaçants et d’une véritable forêt d’andouillers sur le crâne. L’animal était connu des habitués du Repos sous le sobriquet de Gai Luron. Personne n’aurait su dire pourquoi. Un plaisantin avait soigneusement enfilé des préservatifs en forme de tétines de truie sur deux de ses bois. À même le bar, directement sous le regard désapprobateur du Gai Luron, était vautrée Pettie le Trottin, l’une des danseuses et filles d’amour du Repos… bien que sa jeunesse ne soit plus qu’un lointain souvenir et qu’elle en serait bientôt réduite à faire son métier à genoux dans la ruelle derrière le Repos plutôt qu’au premier étage de l’établissement, dans l’une des minuscules alvéoles réservées à cet usage. Ses cuisses dodues étaient écartées, l’une ballant derrière le bar, l’autre pendouillant par-devant, l’embrouillamini crasseux de sa jupe retroussée faisant le joint. Sa respiration était ponctuée de ronflements sonores et de crispations occasionnelles de ses orteils et de ses doigts boudinés. Les seuls autres bruits étaient ceux du chaud vent d’été, soufflant à l’extérieur, et du son mat et régulier de cartes à jouer qu’on retournait l’une après l’autre.
Il y avait une petite table à l’écart près des portes battantes qui donnaient sur la Grand-Rue d’Hambry ; c’était là que se tenait Coraline Thorin, propriétaire du Repos des Voyageurs (et accessoirement, sœur du Maire), les soirs où, descendant de sa suite, elle se « mêlait à la compagnie ». Quand cela se produisait, c’était de bonne heure – quand on servait encore plus de steaks que de whiskey sur le vieux bar éraflé – et elle regagnait ses appartements, quand Sheb, le pianiste, prenait place devant son hideux instrument sur lequel il se mettait à taper comme un sourd. Le Maire, pour sa part, ne venait jamais au Repos, même si on savait très bien qu’il en possédait au moins cinquante pour cent. Si le clan Thorin appréciait les sommes que leur rapportait l’établissement, il n’appréciait pas de même le spectacle qu’il offrait, passé minuit, quand la sciure éparpillée sur le plancher commençait à s’imbiber de la bière répandue et du sang versé. Coraline était dotée cependant d’une dureté de nature qui lui avait valu quelque vingt ans plus tôt d’être qualifiée de « mauvaise graine ». Plus jeune que son politicard de frère, elle était loin d’être aussi frêle et point désagréable à regarder pour qui prisait les gros yeux et les têtes de fouine. Personne ne s’asseyait à sa table pendant les heures d’ouverture du saloon – Barkie aurait remis à sa place en moins de rien quiconque aurait tenté de passer outre –, mais les heures ouvrables étaient terminées, la plupart des ivrognes, rentrés chez eux ou en train de cuver à l’étage ; Sheb dormait comme une souche derrière son piano, roulé en boule dans le coin. Le jeune simple d’esprit qui nettoyait l’endroit était parti depuis environ deux heures du matin (chassé comme d’habitude par les railleries et les insultes et quelques verres de bière volant bas ; Roy Depape en particulier ne portait pas ce garçon-là dans son cœur). Il serait de retour sur le coup de neuf heures pour préparer le lieu de plaisir à une nouvelle soirée de gaieté folle. Mais jusque-là, l’individu installé à la table de Maîtresse Thorin avait l’endroit pour lui tout seul.
Une patience était étalée devant lui ; noir sur rouge, rouge sur noir, dominés par le Carré des Figures, formé en partie, comme c’était le cas dans les affaires humaines. Le joueur tenait le reste des cartes dans la main gauche et chaque fois qu’il en retournait une, le tatouage de sa main droite s’animait. C’était assez déconcertant, car le cercueil semblait respirer. Le joueur, assez âgé, sans être d’une constitution aussi frêle que le Maire ou sa sœur, n’était tout de même pas très épais. Sa longue chevelure blanche lui tombait en désordre dans le dos. Il avait le teint hâlé à l’extrême, le cou excepté, toujours enflammé ; à cet endroit, sa peau pendillait en barbillons maigrelets. Il arborait une très longue moustache dont les pointes broussailleuses lui retombaient le long des mâchoires – moustache de pistolero bidon, ils étaient nombreux à le penser, mais personne n’aurait prononcé le mot « bidon » ou « chiqué » au nez et à la barbe d’Eldred Jonas. Vêtu d’une chemise de soie blanche, un revolver à crosse noire lui pendait bas sur la hanche. Ses grands yeux bordés de rouge lui donnaient un air de tristesse, à première vue. Un second coup d’œil, plus attentif, montrait qu’ils étaient seulement larmoyants, aussi dénués d’émotion que ceux du Gai Luron.
Il retourna l’As de Bâtons. Aucune place où le poser.
— Ah ! bougre, fit-il d’une drôle de voix flûtée.
Elle chevrotait aussi, comme celle d’un homme au bord des larmes. Et collait parfaitement avec ses yeux rougis et pleurards. Il balaya le jeu et rassembla les cartes.
Avant même qu’il ait recommencé à les battre, une porte s’ouvrit puis se referma doucement à l’étage. Jonas mit les cartes de côté et laissa choir sa main sur la crosse de son arme. Puis, reconnaissant le bruit des bottes de Reynolds qui longeaient la galerie, il lâcha le revolver et tira de sa ceinture sa blague à tabac. Le bord de la cape dont Reynolds s’affublait en permanence fut d’abord visible, enfin ce dernier descendit l’escalier, le visage lavé de frais et ses boucles rousses lui recouvrant les oreilles. Ce cher Messire Reynolds était très fier de sa belle mine, et pourquoi ne l’aurait-il pas été ? Il avait ramoné de sa queue plus de doux conduits de chattes humides que Jonas n’en avait vu de sa vie et, pourtant, Jonas avait deux fois son âge.
Une fois au bas des marches, Reynolds longea le bar, pinçant au passage l’une des cuisses replètes de Pettie, puis traversa la salle pour rejoindre l’endroit où Jonas était assis avec son bon tabac et son jeu de cartes.
— Bonsoir, Eldred.
— Bonjour, Clay.
Jonas ouvrit sa blague, en sortit un carré de papier où il émietta du tabac. Sa voix tremblait, pas ses mains.
— Tu veux de quoi fumer ?
— J’m’en ferais bien une petite.
Reynolds tira une chaise à lui, la retourna et s’assit à califourchon, les avant-bras croisés sur le dossier. Quand Jonas lui tendit la cigarette, Reynolds la fit danser entre ses doigts sur le dos de sa main, un vieux truc de pistolero. Les Grands Chasseurs du Cercueil en connaissaient à revendre.
— Où est Roy ? Avec Sa Majesté ?
Cela faisait maintenant un peu plus d’un mois qu’ils étaient à Hambry. Et dans ce court laps de temps, Depape avait conçu une passion dévorante pour une putain de quinze ans du nom de Deborah. Sa démarche lourdingue, ses jambes arquées et sa façon de plisser les yeux pour fixer l’horizon avaient fait soupçonner à Jonas qu’elle n’était rien d’autre qu’une fille de vacher, descendante d’une longue lignée, malgré les grands airs qu’elle affectait. C’était Clay qui avait commencé à la surnommer Sa Majesté ou Princesse, ou parfois (quand il était fin soûl), « La Chatte Couronnée de Roy ».
Reynolds opinait à présent.
— C’est comme qui dirait sa drogue.
— Ça lui passera. Il va pas nous laisser tomber pour une petite lapine en chaleur avec des boutons plein les nibards. Ma foi, elle est tellement ignorante qu’elle sait même pas épeler chat. Non, pas même chat. Je le sais, parce que je le lui ai demandé.
Jonas roula une seconde cigarette, tira une allumette soufrée de sa blague et la craqua sur l’ongle de son pouce. Il alluma celle de Reynolds en premier, puis la sienne.
Un petit chien bâtard jaune entra en se faufilant sous les portes battantes. Les hommes le regardèrent faire, fumant en silence. Il traversa la salle, alla renifler la flaque de vomi coagulé dans le coin, qu’il commença à déguster. Son embryon de queue frétillait pendant son repas.
Reynolds désigna de la tête l’admonestation de ne pas faire la fine bouche devant les cartes que la vie vous distribuait.
— Ce clébard a compris ça, je dirais.
— Tu n’y es pas du tout, objecta Jonas. C’est rien d’autre qu’un chien, un clebs qui bouffe du dégueulis. J’ai entendu un cheval, il y a vingt minutes de ça. D’abord qui s’en venait, puis qui s’en allait. Ça n’aurait pas été par hasard l’un de nos observateurs ?
— Rien ne t’échappe, hein ?
— À qui ne prête pas attention, rien n’est donné. C’en était un ?
— Ouaip. Un gars qui travaille pour l’un des petits propriétaires en bordure de l’extrémité est de l’Aplomb. Il les a vus arriver. Trois jeunes. De vrais bébés.
Reynolds prononça ce dernier mot avec l’accent des Baronnies du Nord : babés.
— Pas de quoi s’inquiéter.
— Tt, tt, nous n’en savons rien, reprit Jonas, sa voix pleurarde le faisant passer pour un vieillard qui cherche à gagner du temps. Jeunes yeux voient à des lieues, comme on dit.
— Jeunes yeux voient ce qu’on leur montre près d’eux, rétorqua Reynolds.
Le chien passa en trottinant devant lui, se léchant les babines. Reynolds lui fit presser le train d’un coup de pied que le bâtard ne fut pas assez vif pour éviter. Il déguerpit, se refaufilant sous les portes battantes, en poussant de petits kaï-kaï qui firent ronfler Barkie de plus belle sous le banc du piano. Il ouvrit la main, lâchant la carte à jouer qu’il tenait.
— Peut-être ben qu’oui, peut-être ben que non, dit Jonas. En tout cas, ce sont des blancs-becs de l’Affiliation, natifs des grands domaines du Vert Quelque Part, si Rimer et cet imbécile pour lequel il travaille ne se trompent pas. Ça signifie qu’il nous faudra nous montrer très, très prudents, qu’on va marcher sur des œufs. C’est qu’on a encore trois mois à tirer ici, minimum ! Et ces jeunots pourraient bien rester ici tout ce temps, à compter ci ou ça et à mettre le tout noir sur blanc. Des recenseurs sont pas bons pour nous, en ce moment. Pas pour des types dans le bizness du réapprovisionnement.
— Arrête, c’est du chiqué, ce boulot, rien d’autre – histoire pour leurs papas de leur taper sur les doigts pour pas avoir filé droit…
— Leurs papas, comme tu dis, savent que Farson contrôle à présent la totalité de l’Extrémité Sud-Ouest où il occupe une position éminente. Les blancs-becs peuvent être au courant tout pareil – que l’heure de la récré tire à sa fin pour l’Affiliation et sa souveraineté gerbante. On peut pas savoir, Clay. Avec des gars comme ça, on peut pas prévoir comment ça tournera. À tout le moins, ils peuvent essayer de faire leur boulot à peu près correctement, histoire de tenter le coup et de se rabibocher avec leurs parents. On en saura davantage quand on les aura vus, mais laisse-moi te dire une chose : on peut pas simplement leur coller une arme sur la nuque et les achever comme des chevaux qui se sont cassé une jambe, si jamais ils voient ce qu’il faut pas. Leurs papas peuvent bien être remontés contre eux, vivants, je crois bien que leur tendresse pour eux reviendrait au galop s’ils mouraient – c’est comme ça qu’ils fonctionnent, les papas. Faudra qu’on soit finauds, Clay ; aussi finauds que possible.
— Alors vaudrait mieux laisser Depape en dehors de tout ça.
— Y aura pas de problème avec Roy, affirma Jonas de sa voix chevrotante.
Laissant tomber son mégot par terre, il l’écrasa sous le talon de sa botte. Il leva les yeux vers ceux, vitreux, du Gai Luron, les plissant comme sous l’effet de la supputation.
— Ce soir, il a dit ton ami ? Ils sont arrivés ce soir, les blancs-becs ?
— Ouaip.
— Alors ils iront voir Avery demain, d’après moi.
Herk Avery, Haut Shérif de Mejis et Commissaire de Police d’Hambry, était un gros homme avec l’aisance de mouvement d’une lessiveuse pleine à ras bords.
— D’après moi, aussi, renchérit Clay Reynolds. Pour lui présenter leurs papiers, etc.
— Oui, m’sieur. Pour sûr, pour bien sûr. « Bonjour, comment ça va t’y ? » par-ci, « Bonjour, comment ça va ? » par-là, et patati et patata.
Reynolds se tut. Il lui arrivait souvent de ne pas comprendre Jonas, mais il chevauchait à ses côtés depuis l’âge de quinze ans et savait qu’il valait mieux d’habitude ne pas chercher à se faire éclairer sa lanterne. Si vous passiez outre, vous étiez bon pour un cours magistral de la secte des manni sur les autres mondes que le vieux vautour avait visités en empruntant ce qu’il appelait les « portes spéciales ». Reynolds, quant à lui, trouvait qu’il avait déjà bien assez à faire avec les portes ordinaires de ce monde-ci.
— J’vais toucher un mot à Rimer qui transmettra au Shérif de l’endroit où faudrait qu’ils séjournent, dit Jonas. J’ai pensé au baraquement de l’ancien ranch du Bar K. Tu vois où je veux dire ?
Reynolds voyait très bien. Dans une Baronnie comme Mejis, mieux valait apprendre en vitesse les quelques lieux-dits. Le Bar K était une terre à l’abandon, au nord-ouest de la ville, dans le voisinage de cet étrange canyon piaillard. On mettait le feu chaque automne à son entrée et il y avait six ou sept ans de ça, le vent avait viré dans la mauvaise direction et consumé de fond en comble le Bar K – granges, étables, maison de maître. L’incendie, cependant, avait épargné le baraquement et ce serait l’endroit idéal pour trois pieds tendres des Baronnies Intérieures. C’était loin de l’Aplomb ; loin aussi du pétroléum.
— T’aimes ça, hein, s’pas ? demanda Jonas, adoptant l’accent rustique d’Hambry. Si fait, t’aimes beaucoup ça, j’vois ça, mon goujat. Tu sais ce qu’on dit en Cressie ? « Si de la salle à manger tu voles l’argenterie, enferme d’abord le chien dans la penderie. »
Reynolds approuva du chef. Le conseil était bon.
— Et les chariots ? Ces… comment-qu’tu-les-appelles-déjà, ces citernes ?
— Sont bien là où elles sont, dit Jonas. Sûr qu’on peut pas les bouger maintenant sans attirer une attention malvenue, hein ? Toi et Roy faut que vous alliez là-bas les camoufler avec des broussailles. Une bonne couche, bien épaisse. Vous m’ferez ça après-demain.
— Et où tu seras, toi, pendant qu’on se fera les muscles à Citgo ?
— Dans la journée ? Je me préparerai pour le dîner à la Maison du Maire, espèce de balourd. Le dîner que donnera Thorin pour présenter ses hôtes du Grand Monde à la société chichiteuse de merde d’un tout petit, petit univers.
Jonas se roula une autre cigarette, les yeux fixés sur le Gai Luron plus que sur sa tâche, ne répandant pourtant pas le moindre brin de tabac.
— Un bain, un coup de rasoir, un coup de peigne pour désemmêler mes boucles de vieillard… je pourrais même aller jusqu’à me cirer la moustache, qu’est-ce que t’en dis, Clay ?
— Te foule surtout pas, Eldred.
Jonas éclata d’un rire si perçant qu’il fit grommeler Barkie dans son sommeil et changer de position à Pettie dans sa couche improvisée sur le bar.
— Si je comprends bien, moi et Roy, on est pas invités à ce raout.
— Oh que si, oh que si, chaleureusement conviés même, dit Jonas.
Il tendit à Reynolds la cigarette fraîchement roulée, se lançant dans la confection d’une autre pour lui.
— Je présenterai vos excuses. Vous n’aurez pas à rougir de moi, les gars, vous pouvez compter dessus. Ça sera à faire chialer les durs de durs.
— Comme ça, on pourra passer tranquillement la journée là-bas, dans la poussière et la puanteur à camoufler ces machins. Ta bonté te perdra, Jonas.
— Je m’en vas poser des questions aussi, dit Jonas rêveusement. Je me baladerai çà et là… sur mon trente et un, fleurant bon le laurier… et je poserai mes petites questions. J’ai connu des confrères qui entreprendraient un joyeux drille bien grassouillet pour lui tirer les vers du nez – un patron de saloon, un barman, le propriétaire d’une écurie de louage ou encore l’un de ces bonshommes joufflus qu’on trouve toujours à rôder autour de la prison ou du tribunal, les pouces dans les goussets de son gilet. Quant à moi, Clay, je trouve qu’une femme, y a pas mieux, et plus maigre elle est, meilleur c’est – une dont le nez pointe plus que les nibards. Je m’en chercherai une qui se peint pas les lèvres et qu’a les cheveux aplatis sur le crâne.
— T’as quelqu’un en tête ?
— Pour sûr. S’appelle Cordélia Delgado.
— Delgado ?
— Oui, tu connais, parce que en ville, tout le monde n’a que ce nom à la bouche, je crois bien. À cause de Susan Delgado, qui sera sous peu la gueuse de notre très estimé Maire. Cordélia est sa tantine. Écoute un peu ce trait de la nature humaine que j’ai appris à connaître : les gens sont davantage portés à se confier à quelqu’un comme elle, qui la leur joue discrète et tout et tout, qu’aux gais lurons du coin qui te paient un coup pour un oui pour un non. Et pour jouer la discrétion, la dame se pose un peu là. Je me faufilerai à côté d’elle pendant le dîner et lui ferai compliment du parfum que je serais fort étonné qu’elle porte, bons dieux. Et je veillerai à remplir son verre. Qu’est-ce que tu dis de mon plan ?
— Un plan pour quoi faire ? C’est ce que j’aimerais savoir.
— Pour la partie de Castels qu’on sera peut-être amenés à jouer, dit Jonas, dont la voix avait perdu sa légèreté de ton. On veut nous faire accroire que ces garçons-là ont été envoyés ici, plus en guise de punition que pour faire un vrai boulot. Ça semble plausible, en plus. J’ai connu des viveurs dans mon jeune temps, et ça paraît plausible, y a pas. D’ailleurs j’y crois chaque jour jusqu’à trois heures du matin, mais là un petit doute s’installe. Et tu sais quoi, Clay ?
Reynolds fit non de la tête.
— J’ai raison de douter. Tout comme j’ai eu raison d’aller trouver avec Rimer le vieux Thorin pour le convaincre que la boule de cristal de Farson serait mieux chez la sorcière, vu les circonstances. Qu’elle la garderait en un endroit où aucun pistolero ne pourrait la trouver, partant, encore moins un fouinard de blanc-bec qu’a pas encore vu sa première chatte. On vit des temps étranges. Une tempête se prépare. Et quand on sait que le vent va faire rage, vaut mieux avoir son attirail bien arrimé.
Il regarda la cigarette qu’il venait de rouler. Il l’avait fait danser entre ses phalanges, comme Reynolds, précédemment. Jonas repoussa sa crinière en arrière, se coinçant la cigarette derrière l’oreille.
— J’ai pas envie de fumer, fit-il en se levant.
Il s’étira. Et son échine émit de petits craquements.
— J’suis fou de fumer de si bon matin. L’abus de cigarettes, ça empêche un vieux bonhomme comme moi de dormir.
Il s’avança vers l’escalier et, au passage, pinça la cuisse nue de Pettie, imitant Reynolds en cela aussi. Au pied des marches, il jeta un regard derrière lui.
— Je veux pas les tuer. La situation est déjà assez délicate comme ça. Même si je renifle un pet de travers à leur sujet, je lèverai pas le petit doigt contre eux, non, pas même le petit doigt. Mais… j’aimerais leur indiquer clairement leur place dans le grand agencement des choses.
— En leur tapant sur les doigts.
Le visage de Jonas s’éclaira.
— Oui, messire et partenaire, peut-être bien que j’aimerais ça, leur taper sur les doigts. Pour qu’ils réfléchissent à deux fois avant de venir se frotter aux Grands Chasseurs du Cercueil plus tard, quand ça aura de l’importance. Pour les faire prendre le large quand ils nous trouveront sur leur chemin. Si fait, messire, c’est là quelque chose qui mérite réflexion.
Il commença à gravir les marches, pouffant un peu ; sa claudication était assez prononcée – elle s’aggravait avec l’heure tardive. C’était là une boiterie que Cort, le vieil instructeur de Roland, n’aurait pas manqué de reconnaître ; Cort avait été témoin du coup qui l’avait causée. Le propre père de Cort l’avait asséné avec une massue en bois de fer, brisant la jambe d’Eldred Jonas sur l’aire jouxtant le Grand Hall de Gilead, avant de s’emparer de l’arme du garçon et de l’envoyer en exil et sans revolvers dans l’ouest.
Par la suite, l’homme que ce garçon était devenu s’était déniché une arme à feu, bien sûr ; les exilés en trouvaient toujours une, s’ils cherchaient suffisamment. Le fait que de telles armes ne puissent jamais rivaliser avec les gros revolvers à crosse de santal pouvait les hanter le reste de leur existence, mais ceux qui avaient besoin d’armes à feu pouvaient toujours en trouver, même dans ce monde-ci.
Reynolds guetta son départ, puis s’installa à sa place devant le bureau de Coraline Thorin, battit les cartes et continua la réussite que Jonas avait laissée en plan.
Dehors, le soleil se levait.